Le dernier article de blog a provoqué quelques réactions. L'idée d'importuner un mourant afin de constater une perte de poids au moment de la mort a choqué l'un d'entre vous. Lors des expériences en 1907, le Docteur McDougall avait rencontré des oppositions actives, pour les mêmes raisons : les mesures sur le quatrième et sixième mourant n'avaient pas pu être faites à cause d'une manifestation en cours dans l'hôpital. Un autre lecteur a eu l'idée intéressante de vérifier ce que son maître à penser, le philosophe Spinoza, avait écrit à propos de l'âme. Baruch Spinoza (1602 - 1677) était néerlandais d'origine juive séfarade ; il a eu, à juste titre, une influence considérable sur ses contemporains et ses successeurs. Comme Descartes, c'était un rationaliste.
Tous deux considéraient que l'homme était le résultat de l'union entre une âme et un corps, mais ils voyaient cette union de manière différente. Pour Descartes, l'âme et le corps étaient deux entités distinctes, séparables, qui réunies, agissaient l'une sur l'autre ; sa vision était dualiste. Pour Spinoza, l'âme et le corps étaient une seule et même chose, vue sous deux aspects différents ; il s’opposait au dualisme.
Pour des raisons différentes, aucun des deux n'aurait eu l'idée de peser l'âme : Descartes pensait qu'elle était immatérielle ; Spinoza croyait qu'elle n'était que l'aspect mental du corps, et donc ne pouvait pas s'en séparer.
Il est tout à fait légitime de convoquer les grands anciens, lorsqu'on est confronté à un problème difficile, mais que peut-on leur demander ? Un simple avis, une indication sur la façon dont eux voyaient le problème à leur époque ? Une orientation pour notre réflexion personnelle ? Ou bien une réponse définitive et indiscutable à la question posée ? Doit-on les considérer comme les vieux sages du village, que l'on écoute d'une oreille respectueuse mais distraite, ou des oracles dont la parole est sacrée ? Pour répondre à cette interrogation, faisons une expérience de pensée ; l'exercice est devenu assez courant en sciences et en philosophie. Formons l'hypothèse que Spinoza nous revient, dans son pays, les Pays-Bas, en 2022, en pleine forme physique et mentale, avec toutes les connaissances qu'il a réunies à son époque, et les idées qu'il a défendues.
Que se passe-t-il à son arrivée ? Il est fêté, bien sûr, et accueilli par les plus hautes autorités du pays et d'Europe. Des guides de qualité lui sont fournis, qui prennent en charge sa vie quotidienne, et lui font découvrir le monde moderne. Notre technologie l'émerveille. Il est confondu d'admiration devant le confort de nos habitations, l'abondance et la diversité de notre nourriture. Il prend un immense plaisir à piloter nos voitures, se déplacer en TGV, voler en avion. Il explore les mystères de notre téléphone, s'extasie devant nos écrans de télévision, et l'extraordinaire ouverture qu'ils offrent sur le spectacle du monde. Il découvre l'Asie, les Amériques, puis la conquête spatiale, l'homme sur la lune, la planète Terre vue de l'espace, et bien d’autres choses encore...
Évidemment, ce qu'il vit passionne les médias ; il est invité sur les plateaux télé, et longuement interviewé. On lui demande si ce qu'il voit modifie la vision du monde qu'il a exprimée dans ses écrits au 17e siècle. Pensif, il répond que le monde des idées et de l'esprit a probablement autant changé depuis son époque que le monde matériel. Il ne pourra répondre à la question qu'après avoir pris connaissance de ces changements ; il a besoin de temps pour s'informer, et il demande à rencontrer des scientifiques, des religieux, des artistes, des philosophes…
Quand Spinoza rencontre le Dalaï-Lama
La première de ces rencontres, avec le Dalaï-Lama, le plonge dans un abîme de perplexité. Chacun d'eux, avant la rencontre, a longuement étudié les écrits et l'histoire de l'autre. Avec l'espièglerie souriante qu'on lui connaît, le Dalaï-Lama lui fait remarquer que la doctrine de l'éternité des âmes, que Spinoza défend dans L'Éthique, est contradictoire avec son refus obstiné du dualisme : si l'âme n'est qu'un aspect, un reflet du corps, elle doit disparaître avec lui au moment de la mort. Pour lui survivre éternellement, il faut que l'âme soit une entité différente et séparable du corps.
Spinoza avait senti cette difficulté en écrivant son texte ; il l’avait surmontée, grâce à une subtile distinction entre existence et essence. Mais la discussion lui montre que sa position est bien faible. En son for intérieur, il en convient : « Il semble bien que sur cette question du dualisme, René (Descartes) avait raison… »
Mais il y a pire : l'histoire du bouddhisme tibétain et celle du Dalaï-Lama lui-même sont fondées sur l'idée de la réincarnation, avec conservation au moins partielle de la personnalité. Cette idée, Spinoza l'a déjà rencontrée, discrètement évoquée dans la Bible, mais il l'a toujours rejetée, car elle aussi implique que l'âme est distincte et séparable du corps. Voilà que l'idée lui est présentée à nouveau, preuves historiques à l'appui, par l'un des sages les plus respectés du monde moderne.
La situation est grave, mais la bataille n'est pas perdue : même les grands sages se trompent parfois. Spinoza insiste et se fait raconter en détail l'histoire des Tulkous, ces enfants reconnus après enquête comme la réincarnation de maîtres spirituels tibétains. Il doit se rendre à l'évidence : l'histoire est solide ! Quand il se renseigne, il apparaît qu’elle est confirmée par de nombreuses sources.
Que se passerait-il avec Jan Stevenson?
Mais peut-être l'histoire des Tulkous est-elle unique, et dans ce cas, insuffisante pour constituer une preuve… Quand il pose la question, on lui apprend l'existence des souvenirs de vie antérieure. On lui dit qu'un universitaire américain, Ian Stevenson, leur a consacré quarante ans de sa vie active, jusqu'à sa mort en 2007, qu'il a mis au point une méthodologie rigoureuse de collecte et vérification des témoignages, formé ses étudiants à l'usage de sa méthode, et les a envoyés enquêter aux quatre coins du monde. D'autres chercheurs l’ont rejoint et continuent à travailler : E. Haraldson, J. Keil, A. Mills, et Jim Tucker à l'université de Virginie où professait Ian Stevenson. En 1998, plus de 2500 cas documentés étaient enregistrés, dont beaucoup sont classés CRT (Cases of the reincarnation type), parce que l'explication la plus plausible aux faits constatés est… la réincarnation.
Spinoza est impressionné : 2500 cas, c’est considérable ! Lui, au cours de sa vie active, n’a jamais eu autant de faits à sa disposition. De son temps, on se souciait beaucoup plus des prémices religieux ou philosophiques que des faits. Il demande à rencontrer Jim Tucker, et se lance immédiatement dans la lecture des publications de Stevenson et ses chercheurs.
Il est surpris par leur approche, qui est inductive : la construction de la théorie repose sur la collecte des faits sur le terrain ; on explore sans idée préconçue, et on ne cherche à donner du sens qu'après coup, sur la base des informations récoltées. Il s'agit d'une théorie ancrée dans le réel (ground based theory). Lui a toujours procédé différemment, par déduction à partir d'hypothèses prédéterminées, qui lui semblaient raisonnables. Il n'a cessé de mettre en avant la raison, aussi bien pour l'élaboration des hypothèses, que dans le processus de déduction, et c'est pourquoi il est reconnu comme le père du rationalisme, avec Descartes.
En son temps, le rationalisme était un progrès décisif par rapport à d'autres philosophies, qui élaboraient des théories à partir de présupposés religieux ou intuitifs, sans justification rationnelle. Spinoza a fait la promotion de la raison, à juste titre, dans un monde où la religion était considérée comme la seule source de vrai savoir. C’était une grande innovation, et il doit être applaudi pour cet apport fondamental à l’histoire des sciences.
Mais Stevenson et ses successeurs ont fait un pas de plus : ils ont montré, avec beaucoup d'autres chercheurs, que la raison ne suffit pas ; l'expérience concrète, sur le terrain, permet d'aller beaucoup plus loin. Cela, Spinoza le comprend lorsqu'il étudie leurs publications. Lui qui a toujours réfléchi et travaillé seul, observe avec envie l'énorme mécanisme de la recherche moderne en action. Il voit l'État de Virginie qui finance son université, le chercheur innovant qui remarque des phénomènes intéressants, les explore, convainc ses administrateurs de lui donner carte blanche, élabore un cours magistral, reçoit des étudiants locaux et étrangers, les forme, les envoie sur le terrain partout dans le monde, exploite leurs rapports, synthétise l'information, et publie les résultats malgré le scepticisme ambiant. Il salue l’organisation sociale qui permet un tel déploiement de moyens, sur des sujets pourtant non consensuels.
Quand il voit le mauvais accueil fait par la communauté scientifique aux travaux de Stevenson, l’étalage médiatique de défiance et de conformisme, il est saisi d’un grand sentiment de fraternité pour le chercheur. Car lui aussi en son temps a subi l’incompréhension et l’opposition de ses contemporains ; lui aussi n’a pas été reconnu de son vivant et a dû se défendre de nombreuses attaques venues de toutes parts. Il pense que les temps ont beaucoup changé, et les hommes bien peu. Il salue le risque pris par Stevenson, sa vision de long terme, sa détermination à œuvrer pour la vérité quoi qu’il en coûte, et pense « Chapeau bas ! », comme on disait en France au 17e siècle.
Alors, Spinoza modifierait-il sa vision du monde ?
Bien sûr, les résultats ne sont pas ceux qu'il avait prévus en son temps : il semble bien que la réincarnation est une réalité, et que ses corollaires – la survie de l'âme, la dualité âme-corps – le sont aussi. Il regrette de n'avoir pas compris cela plus tôt.
Mais il a la réponse à la question qu'on lui a posée à la télévision : oui, ce qu'il voit ici modifie la vision du monde qu'il a exprimée dans ses écrits au 17e siècle. Il rejetait le dualisme, mais celui-ci est inscrit dans les faits. L'esprit et l'âme ne sont pas un simple reflet du corps ; l'âme est très probablement autonome, et durable…
Nous aussi avons la réponse à la question que nous nous posions à la première page : nous savons maintenant que convoquer les grands anciens n'est pas inutile. Mais se contenter de leurs écrits n'est pas suffisant. Pour avoir un avis pertinent, il faut leur faire faire le chemin que nous avons parcouru depuis leur temps. Ce n’est pas simple : pour cela, il faut s'imposer une vision large de l’histoire des sciences, et admettre des incertitudes, car les réactions des grands anciens face aux réalités du monde moderne ne sont prévisibles qu’avec une marge d’erreur non négligeable. Mais cette démarche est nécessaire à la recherche de la vérité.